BRIBES 2

Le 12/02/2024

Dans Michel Seyrat

Etre ou ne pas être scout

Je suis entré en sixième au lycée de garçons de Nice en octobre 1953. Lors du premier cours de Sciences Naturelles, comme on l’appelait alors, le professeur, après avoir présenté sa matière, nous avait déclaré que si nous aimions la nature, nous aimerions les Eclaireurs dont il était dirigeant. Ayant perdu ma mère depuis plusieurs années, je vivais chez mes grands-parents la semaine, et chez mon père le dimanche, mes frères étaient plus âgés et loin, et le lycée m’avait séparé des copains de l’école communale. Bref, les éclaireurs tels que les avait présentés ce professeur semblaient attrayants pour l’ado solitaire que j’étais.  

J’en parlais donc à mes grands-parents. Mon grand-père ancien journaliste avait vu défiler dans les rues de Nice les premiers Eclaireurs des Alpes cinquante ans plus tôt, mais avait peu actualisé sa vision. Ma grand-mère, elle, me fit remarquer qu’il y avait des Scouts à la paroisse toute proche dont l’aumônier était le jeune vicaire qui m’avait fait faire ma communion. « On ne connait pas ce professeur, mais tu connais l’abbé, va le voir jeudi » m’avait dit ma grand-mère. 

C’est ainsi qu’un dimanche matin, après la messe de huit heures, je me suis retrouvé dans la cour du presbytère, espace clos entre deux immeubles, accueilli avec un grand sourire par un géant tranquille d’une vingtaine d’années prénommé Victor. Nous nous en sommes souvenu récemment 70 ans plus tard ! « Tu es dans la patrouille des Tigres, voici René, ton CP ». René Cottin qui n’était guère plus âgé que moi, mais plus grand, m’entraina vers les Tigres en question. Ma vie chez les scouts commençait avec déjà beaucoup de mots mystérieux à mémoriser.

Les épreuves

Très vite on me parla d’épreuves à passer pour faire ma promesse, devenir de seconde classe puis de première classe. Bon ! C’est comme dans les trains, me dis-je. Pendant ces premiers contacts, j’avais l’impression dont je me souviens encore, de choses qui me semblaient hors sol. Utiliser des mots peu courants, savoir la loi scoute sans faillir, faire des nœuds avec des ficelles selon les modèles affichés sur un panneau, siffler « l’appel scout », se placer dans un « rassemblement » selon la disposition des bras du chef Victor, sans oublier « les flots de patrouille » ou la devise des Tigres « faire face », etc. Plutôt bon garçon bien élevé, j’appris tout cela sans passion. Et je fis ma promesse dans la même cour où j’avais découvert les scouts. Ma grand-mère commença, elle, ses épreuves de couture d’insignes…

La Hutte 

Pour entrer dans le monde scout il fallait passer par La Hutte, des magasins en franchise qui vendaient les fameux insignes à conquérir et tous les produits pour le scoutisme. Une découverte pour moi, non seulement de l’uniforme à acquérir (chemise beige, culotte bleu marine, ceinturon, chandail bleu, bas montants jusqu’aux genoux et béret bleu foncé et LE foulard jaune bordé de blanc de la 6ème Nice ), mais aussi de tout l’environnement scout exotique à mes yeux : objets de camps, gamelle, gourde, couverts pliants, sac de couchage et chaussures de marche ou de montagne que ma grand-mère me fit choisir avec grand soin ! Ce magasin au décor de chalet de bois, m’ouvrit à tout un monde ignoré : la montagne, le plein air, les sports. On était loin des vastes enseignes sportives actuelles, les « Huttiers » étaient des anciens scouts attirés par le commerce. Assez vite, la coopérative d’achat avait grandi développant un réseau de franchises devenu depuis Intersport. J’ai retrouvé 20 ans plus tard les huttiers de Nice, administrateurs de la société coopérative nationale, quand je dus prendre part aux négociations de séparation entre le scoutisme et les Huttes, désireuses de se libérer de leurs attaches originelles. Un divorce difficile pendant lequel me revenait le souvenir de l’enfant découvrant le monde de l’aventure en achetant ses premières « grosses chaussures » à La Hutte.  

Marche de nuit

Indirectement, mon entrée aux scouts m’a procuré un plaisir parallèle qui m’est resté. Les réunions avaient lieu le mercredi soir de 20 heures à 22 heures, le jeudi étant sans école on pouvait dormir le matin. Donc chacun rentrait chez soi de nuit et cela me fascinait. La réunion finie, je ne m’attardais pas, m’esquivais et, en trichant sans rien dire, je ne rentrais pas directement à la maison très proche du local scout, je m’offrais des détours dans la nuit silencieuse. Dans les années 50 les autos étaient rares et l’éclairage peu dense (il n’y avait pratiquement pas de magasin éclairé dans le quartier). La perspective des boulevards déserts, la célèbre Promenade des Anglais alignant les reflets des lampadaires sur une mer noire, le détour par l’adresse d’un copain pour voir si sa fenêtre était éclairée, la silhouette d’un clochard dormant sur un banc du square, le retour hâtif par un étroit passage sans lumière et malodorant, l’effort de marcher sans faire de bruit pour rester noyé dans le silence nocturne, tout cela après la réunion, lui donnait une saveur d’aventure qu’elle n’avait guère dans le sous-sol du presbytère où elle se déroulait. J’ai conservé ce goût des villes la nuit et des marches nocturnes pendant lesquelles on perçoit mieux l’âme d’un lieux. 

René Cottin 

Donc j’avais été affecté dans la patrouille des Tigres dont le chef était René Cottin qui m’inspira tout de suite du respect : il était sympathique, ne faisait pas de bruit inutilement et savait organiser les choses. Il m’évita le syndrome du cul-de-pat dont j’entendis parler par la suite. La famille de René habitait un grand appartement du quartier où de multiples objets rares faisaient rêver et en particulier, dans des vitrines, soigneusement rangés, des fruits et légumes séchés par le magnétisme supposé de son père ! Je ne sais toujours pas si j’y croyais ou non… je suis de nature incrédule mais polie, donc j’admirais comme il convenait. René était méticuleux dans les comptes (les Tigres étaient riches, vous lirez plus bas pourquoi), il préparait soigneusement les achats de matériel en nous entrainant dans le vaste magasin des Armes et Cycles de Saint-Etienne proche du local – c’était une expédition possible puisqu’on allait acheter quelque chose, les curieux trainards étant priés de revenir un autre jour - mais, billets de banque en poche, nous faisions lentement le tour des rayons, flottant dans une atmosphère d’aventure, de nature et de chasse ! 

Cinéma et Coca Cola

La patrouille des Tigres était riche car elle avait un extra-job, comme on ne disait pas encore, très capitaliste. Le jeudi après-midi, le père Lasserre, aumônier de tous les jeunes du quartier, animait une séance de cinéma récréative, pas chère et artisanale, alternant des films à images fixes et quelques films animés projetés par un engin qui ronronnait avec un bruit mécanique assez obsédant. Mais la salle était pleine, on riait, on découvrait les immortelles vedettes comiques d’Hollywood, ou jouait dans la cour à l’entracte… Et c’est là que les Tigres intervenaient. Par des négociations dont j’ignorais les subtilités, la patrouille avait l’exclusivité de la vente d’une boisson assez nouvelle et très cotée : les Coca-Cola. Livrées le matin au presbytère, les bouteilles de verre faisaient un séjour dans un réfrigérateur américain installé dans la réserve de la salle et nous les vendions à l’entracte. Avec un bénéfice satisfaisant mais qui nous laissait encore loin derrière les cafés environnants. Il fallait récupérer avec soin les bouteilles de verre à la forme caractéristique consignées, et parfois tempérer les bagarres à jet de coca des joueurs de la cour qui avaient vite perçu qu’un fond de coca, agité dans la bouteille bouchée par le pouce, pouvait faire un jet puissant et poisseux propice à des duels rigolards. Dans ce cas, nous devions intervenir, mais « mollement » disait René Cottin, « s’ils en gâchent beaucoup, on leur en revendra ! » L’abbé avait proposé à chaque patrouille un petit boulot pour alimenter sa caisse, mais, indéniablement, les plus chanceux étaient les Tigres. 

Vieux fort et gros pétards

La patrouille était constituée de baroudeurs du dimanche qui rivalisaient d’équipements issus des surplus de l’armée américaine vendus dans un magasin proche. Sur les bas beiges à revers, il était chic de porter des guêtres de toile kaki, il est vrai bien commodes dans les ronces. Assez riche pour s’offrir des sorties mémorables, la patrouille partait parfois par un car matinal pour aller jouer dans les interminables galeries et salles voutées d’un immense fort qui domine la ville et qui était alors ouvert à tous vents. Divisés en trois groupes, il s’agissait de se livrer des combats à coups de pétards bruyants, de se surprendre à revers et autres tactiques d’assaut auxquelles je ne comprenais pas grand-chose et même rien du tout, mais qui me laissaient à la fin assourdi de pétarades et pressé de retrouver l’air libre et la vue fantastique sur la ville et la mer ! Mais les récits des copains dans le car du retour étaient si enthousiastes que je partageais leur joie. Un jour on fit savoir aux Tigres qu’il fallait arrêter ces expéditions… et plus tard, le fort fut sécurisé et clôturé. Une partie en fut confiée aux scouts bien des années après et je ne pense pas qu’aucun membre des Tigres de 1953 se soit alors fait reconnaitre comme premier occupant !

Les saints du sous-sol 

Un autre lieu caverneux nous attirait quand il était accessible par quelque négligence du sacristain de la paroisse : la crypte de l’église construite dans les années 30. Ses fondations ménageaient un immense sous-sol enterré au deux-tiers, bas de plafond, entrecoupés des soubassements des piliers de la nef et donnant une étonnante impression de vastitude. On y accédait par une porte généralement fermée mais que parfois on oubliait de verrouiller. Dans les réunions de patrouille du jeudi après-midi, essayer la porte de la crypte était un jeu habituel, l’air de rien. Et quelquefois, elle s’ouvrait ! Alors en toute hâte et en silence, nous nous faufilions dans l’escalier qui menait à cet espace mystérieux encombré de vieux meubles et objets au rebut. Les plus fascinants étaient des statues de saints en plâtre, avec des cassures et éraflures, rangées en plusieurs endroits. Jean-Paul, qui était pieux, nous mit dans la tête de les regrouper par affinités : « Marie à un bout et Joseph à l’autre bout, c’est pas normal, et puis si on rapprochait le saint Pierre au doigt cassé du saint Paul qui a un trou dans la tête, ils pourraient se parler ». L’enthousiasme et la science en sainteté de Jean-Paul nous ayant convaincus, dès que la porte se trouva ouverte, nous avons réorganisé la disposition des quelques dix ou douze vieilles statues du sous-sol selon les indications de notre hagiographe. Le savon de notre aumônier fut décapant et la porte de la crypte reçut un nouveau verrou ! C’est pourtant ce lieu qui me fit retrouver cette troupe bien plus tard, mais ce sera dans d’autres bribes… 

Petite et grande Histoire 

J’ai peu de souvenirs précis des réunions du mercredi soir, mais deux me reviennent en mémoire. Pour l’une, le système d’alerte par téléphone et porte à porte (toutes les familles n’avaient pas le téléphone, loin s’en faut) avait demandé une présence en uniforme pour recevoir une visite importante. Il s’agissait d’un monsieur dont le nom figurait dans Étapes, Edouard de Macedo, un fondateur. Il m’avait alors semblé plus âgé que mon père, il parlait doucement, tranquillement, mais, honte sur moi, je n’ai aucun souvenir de ses propos ! La jeunesse est toujours irrespectueuse et étourdie ! je vois juste la silhouette un peu replète d’un homme gentil et attentif. J’ai su par la suite qu’il avait été un organisateur efficace et un promoteur des Huttes. 

L’autre souvenir se tient à la sortie, sur le trottoir, après la réunion. La nuit vient, on bavarde et un des aînés dont le père était officier déclare que c’est un jour de tristesse parce que : « Dien Bien Phu est tombé. » La guerre d’Indochine était dans nos pensées d’assez loin, les informations en continu n’existaient pas, mais ce soir-là la discussion fut active. Ce souvenir m’a marqué parce que je savais que mon frère aîné était pilote de chasse quelque part vers Hanoï ce qui m’angoissa brusquement. Je sus, plus tard qu’il avait été précisément le dernier pilote à décoller de Dien Bien Phu avant le départ des soldats français. 

La Messe de près

Un autre souvenir de fondateur me revient, après la visite d’Edouard de Macedo, tout aussi peu fructueux pour l’Histoire : j’avais servi la messe au chanoine d’Andréis de Bonson sans savoir qui il était ! il faut dire que quand on servait la messe en semaine, on ne trainait pas : on arrivait juste, on partait vite… et on servait selon les rites de l’époque : au pied de l’autel, au bas des marches, attentif à saisir les phrases en latin souvent murmurées qui devaient déclencher tel ou tel geste et ne voyant généralement du célébrant que le dos des chaussures et les mains au moment du lavabo. Je ne sus donc que plus tard que ce prêtre septuagénaire était un pionnier du scoutisme niçois, ce que me confirma mon grand-père. Et moi, à vrai dire, j’avais surtout remarqué ses solides chaussures de montagnard ! 

Ce souvenir m’amène à dire que les « messes scoutes » ont été une révélation. Dans les années 50 on allait à « la messe là-bas » selon le titre si juste de Paul Claudel : le célébrant dont on ne voyait que le dos, effectuait, dans un face à face avec la maçonnerie de l’autel, des rites dans une langue que plus personne ne parlait et qui demandaient des gestes collectifs presque mécaniques : se lever, s’asseoir, s’agenouiller, bredouiller du latin… Quand « le Père » venait dire la messe à la troupe, on vivait « la messe ici ». Il avait une sorte d’autel de campagne, enfilait ses vêtements sacerdotaux devant nous qui entourions l’autel de fortune au plus près. Soudain la messe nous concernait, l’abbé s’interrompait parfois pour expliquer tel geste ou tels mots, communier prenait son sens communautaire, nous étions bien reliés aux chrétiens du monde, dans ce coin de Terre où nous étions rassemblés, mieux sans doute que dans une cathédrale !

J’ai lu récemment dans le journal La Croix le témoignage d’une jeune fille déclarant préférer de beaucoup quand le prêtre tourne le dos et célèbre face au mur de l’autel, face à Dieu, disait-elle, et elle s’enchantait que ce soit en latin, langue qu’elle avouait ignorer (comme la plupart des fidèles). Franchement, pense-t-elle qu’on rencontre Dieu plus facilement face à un mur, fut-il de marbre ou de dorures baroques ? Et le prêtre est-il condamné à ce « dialogue solitaire », si l’on peut dire, plutôt qu’à l’échange de regards entre frères ? 

 

Une autre famille 

Un souvenir ému de ce lot de bribes de mémoires est pour la mère de mon meilleur ami scout dont la porte et la table étaient toujours ouvertes, dans la simplicité de l’affection. Grâce à elle, j’ai eu une seconde famille dans les années difficiles de l’adolescence et elle a témoigné de cette force d’un mouvement profondément humain, ce qu’il est convenu d’appeler « l’amitié scoute », qui n’est expliquée dans aucun manuel, décortiquée dans aucun stage mais ancrée dans les cœurs fraternels. 

Théâtre et tombola 

Je dois à ces premières années à la 6ème Nice de Saint-Pierre d’Arène deux passions : le baratin et le théâtre, grâce à l’institution de la Fête de Groupe. Les « enveloppes surprises » (loterie à fortune variable : les bonnes années, 1 sur 5 cache un cadeau, les mauvaises 1 sur 10 !) mobilisaient bien à l’avance : aller par deux quémander des lots aux commerçants en répétant entre nous l’argumentaire, mettre sous enveloppes en comptant bien les « Gagné, un lot ! » et les « Perdu » avec phrases consolatrices, constituait le préambule.

Pendant la kermesse, René Cotin me réservait la tombola au kilo de sucre (Les kilos de sucre ça marche toujours, affirmait-il, et tu es le meilleur baratineur). Moyennant quelques piécettes, je distribuais des cartons numérotés, lançais la roue, et remettais un kilo de sucre à l’éventuel gagnant. En ai-je débité du baratin pour la promotion du sucre ! 

Mais j’ai surtout éprouvé là les émotions du théâtre. Chaque unité, voire chaque patrouille, contribuait au spectacle sur la scène paroissiale et j’y ai découvert l’angoisse et le plaisir de jouer la comédie, dans un répertoire fourni de chansons mimées et de sketches intemporels. Une découverte qui me poussera vers le conservatoire !

Défiler  

Il me semble qu’on défilait et processionnait pas mal à l’époque où la présence religieuse dans la rue ne provoquait pas d’émeute. Les quartiers de la ville avaient conservé les traditions campagnardes des fêtes religieuses : on faisait prendre l’air aux statues des saints et on montrait le quartier au Saint Sacrement, manifestations qui requéraient l’aide des scouts.

J’ai le souvenir de ce plaisir de marcher en procession au milieu de la rue libérée de tout véhicule, plaisir retrouvé depuis dans les « manifs » auxquelles une vie de vieux militant incorrigible m’a souvent mené !

Vocable

En langue niçoise, les scouts étaient généralement appelés, avec un peu d’ironie moqueuse mais pas méchante, scoutapèté (transcription de l’oral !). Dès qu’on disait être scout, on entendait ce vocable d’obscure origine. Sûr que quand on répète scoutapèté, ça pète ! Comme les Niçois connaissaient les scouts depuis 1911, ils avaient eu le temps d’intégrer cet anglicisme au nissart encore bien présent !

Scoutapèté au camp

J’avoue sans honte avoir très peu de souvenirs de camp en tant que scout, ce qui me revient à l’esprit est plutôt désagréable : on dormait mal, on se lavait mal, on mangeait mal, on évacuait mal (en équilibre instable sur un trou à l’odeur de créosote)… Tous les jours le chef sortait de son grand classeur qui faisait sérieux le programme du jour que les « anciens » accueillaient de l’air entendu de ceux à qui on ne la fait pas !

Notre aumônier, le Père Lasserre, avait plusieurs cousins dans les Pyrénées aptes à fournir des terrains de camp, aussi la 6ème Nice campait-elle dans les Pyrénées, ce qui me donnait une fenêtre d’espoir patient : mon père allait venir me chercher à la fin du camp pour m’amener chez mes grands-parents béarnais, mon grand-père à l’humour intarissable et ma grand-mère à la gentillesse inépuisable ! 

Tout camp pyrénéen de scouts catholique avait son passage à Lourdes : un temps fort et un souvenir bien ancré d’où émergent des images mitigées. Pris en main par les dévoués « foulards blancs » chaque patrouille avait sa mission. Personnellement je me souviens des déplacements des « malades » : j’admirais l’ingéniosité des dispositifs et des véhicules conçus exclusivement pour répondre aux besoins des personnes handicapées, ce qui était rarissime ailleurs à l’époque. J’aurais aimé échanger un peu avec eux, mais la récitation sans interruption du chapelet dans un latin teinté de tous les accents du monde occupait les temps de trajet… Je me souviens avoir été plus marqué par la force de l’espoir de ces pèlerins malades et par leur joie de vivre ce « temps de voyage », dissimulant presque leurs maux, que par l’ampleur des longues liturgies lointaines. J’avais treize ou quatorze ans et j’espérais que Dieu ferait quelque chose pour tous ces gens blessés par la vie et, en même temps, cette question taraudante du malheur du monde étalé devant son Créateur a pénétré dans mon esprit et ne l’a plus quitté. Je ne suis pas sorti indemne de la découverte de Lourdes. 

Heureusement mes deux grands-mères attendaient la bouteille d’eau de Lourdes millésimée de ma part et il me fallait trouver le moment de cette acquisition, ce qui me changeait les idées et qui me permit d’acheter aussi une statuette de Marie fluorescente qui m’avait tapé dans l’œil et que j’ai longtemps conservée dans ma chambre, vigie lumineuse toujours là au cœur de la nuit. 

Je crois me souvenir, mais je ne connais plus personne qui puisse le confirmer , que c’est après le deuxième camp pyrénéen que le scoutapèté Seyrat a quitté les scouts… j’avais un cyclomoteur, d’autres appels, ma vie changeait…